Nous voyageons comme tout le monde
Nous voyageons comme tout autre, mais nous ne rentrons vers rien. Comme si le voyage eût été une allée de nuages…
Nous mesurons l’espace avec le bec d’une huppe, et nous chantons pour que la distance nous oublie…
Laisse-moi reposer mon chemin contre une pierre.
… Laisse-moi voir une fin à ce voyage.[1]
Marcher sous l’occupation c’est le parcours de Rehab Nazzal—le parcours d’une vie. À la fois artistique, personnel et politique, son voyage lui a fait traverser divers lieux de son pays occupé—la Palestine. Tulkarem, Bethléem, Ni’llin, Beit Sahour, Hebron ont marqué sa trajectoire et son objectif primordial : de revivre, de retracer et de porter témoignage de l’expérience de ceux qui vivent sous le régime colonial israélien. Ses photographies chassent toute amnésie qui pourrait effacer le sort tragique de son peuple; elles nous empêchent d’oublier que les tours de guet, le barbelé à fil de rasoir entortillé et les murs imposants de ciment constituent le paysage de l’occupation. Les images de Nazzal imposent à nos yeux cette réalité cruelle, dévoilant les maintes façons qu’a l’occupation de mutiler et de diviser l’humanité.
Une terre occupée c’est une terre fracturée, une terre dont la géographie est déchirée; ici l’économie est dévastée et l’humanité paralysée. Aujourd’hui, en Palestine, l’acte même de marcher—ce besoin de mouvement autonome, besoin universel si célébré durant notre petite enfance—se trouve métamorphosé par un théâtre mobile de contrôles militaires. Marcher devient une manœuvre d’auto-censure hasardeuse et circonspecte. À l’origine, ce fut un simple moyen de déplacement de région en région, de village en village; aujourd’hui, c’est un mouvement « dénormalisé ». Résultat complexe de l’oppression, la marche en Palestine représente une blessure psychique et une paralysie physique. Dans les images de destruction géographique que nous livre Nazzal, la liberté de marcher est constamment contrecarrée. Des énormes barrages routiers, des tours de guet menaçantes et un mur épouvantable s’enfoncent entre les habitants locaux et leur lieu de domicile. Les barrières qui s’élèvent divisent les communautés, scindent l’unité organique qui relie la terre et le ciel. La vue des beautés naturelles est éclipsée.
La photographie de Nazzal est remplie de murs, d’une infrastructure d’élévations bâties de façon systématique et coercitive par une puissance coloniale unique. Saisissant une perspective du mur qui serpente autour de Bethléem, cette œuvre photographique évoque la blessure de la séparation et la désintégration intensive de la société palestinienne qui émergent des diverses clôtures—des divisions qui bloquent les précieux couloirs d’échange économique et social. Tranchant le terrain historique de Bethléem, ce mur étrangle la ville, écrasant ce site patrimonial—un lieu de naissance sacrée—tout en l’arrachant à sa ville jumelle, Jérusalem.
Pour la jeunesse contemporaine, l’acte de marcher sous l’occupation constitue un cauchemar sans relâche. Pour ceux d’une génération antérieure, cet acte préserve le rêve d’une autre époque où la liberté de faire un « sarha »[2] (une promenade libre) était possible. Se balader, grimper et explorer les vieilles collines librement reflétait la normalité de la vie palestinienne. Aujourd’hui, le voyage débridé sur le terrain ancien de la Palestine, avec ses oliveraies et ses wadis, ses sources, ses falaises et ses fleurs sauvages, n’est qu’un souvenir disparu, une mémoire obscurcie par l’expérience actuelle d’un mouvement entravé. Autrefois voluptueux, le paysage est maintenant aplati et refaçonné, assujetti à la croissance rapace des colonies israéliennes. Comme un corps torturé, ce sol porte les cicatrices de mutilations répétées. Démembré, il est de plus en plus volé à la pointe de la mitrailleuse, arraché des mains des fermiers palestiniens qui hier le cultivaient librement.
Ce qui caractérise l’œuvre de Nazzal c’est son témoignage inébranlable sur les Forces d’occupation israéliennes. La photo d’un soldat, mitrailleuse en main, ou l’image d’un rang de soldats qui pointent leurs armes vers une population sans défense, résume l’omniprésence de la puissance coloniale (voir la main tendue qui demande que l’agression cesse : image intitulée « The Wall in Kufr Thulth »). La Palestine occupée est en permanence sous la menace d’une agression: des fils de fer barbelés, des barricades, des fusils prêts à tirer et des clôtures en métal « ornées » de symboles d’interdiction sont partout. Les images de Nazzal ouvrent des fenêtres qui donnent sur un monde autrement renfermé sur lui-même, un monde terrorisé par la surveillance constante et étouffé par un enchevêtrement de séparations.
Si ces photographies nous transmettent un aspect de la vie palestinienne sous l’occupation, elles ne peuvent nous en offrir que des coups d’oeil. En fait, le droit que possède l’artiste de marcher librement est limité par des lois, des murs et des obstacles militaires; ainsi son point de vue en tant que photographe est également limité. Sa vidéo “Three Thousand Separation Walls” illustre les forteresses de ciment vertigineuses qui rendent impossible une vue entière du panorama. Celle-ci est le privilège des gardes qui voient tout mais qui sont invisibles à ceux qui sont en bas. L’image de la tour de guet (voir la photographie intitulée « Downtown Hebron ») reflète un parmi d’innombrables « points de vue militaires » qui servent à surveiller la population palestinienne. Mais, lorsque cette photographie est transportée dans le calme contemplatif de la Galerie 101, elle renverse, pour un petit instant, les dynamiques de pouvoir pour que vous, le spectateur, puissiez regarder le Panopticon[3] librement, sans l’interférence de l’œil inquisiteur d’un autre. Voilà la force singulière de l’art de Rehab Nazzal.
Michelle Weinroth est l’auteure de Reclaiming William Morris: Englishness, Sublimity, and the Rhetoric of Dissent (1996) et traductrice (avec Paul Leduc Browne) de The Making of the Nations and Cultures of the New World de Gérard Bouchard (2008). Elle enseigne l’anglais à l’Université d’Ottawa.
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Friday, March 5, 2010 to Saturday, April 3, 2010
Opening- Saturday, March 6, 2010
[1] Excerpts from Mahmoud Darwish’s poem, We Travel Like All People. [2] See Raja Shehadeh. Palestinian Walks. New York: Scribner, 2007.